samedi 17 octobre 2009

Portrait de Damien: un saint de l'espérance (suite)

Le langage des circonstances

Damien est devenu un héros par sa docilité aux circonstances imprévues. Rien ne laissait prévoir qu’il partirait à Hawaï, à la place de son frère. Mais l’occasion s’en présenta et il dit «Oui». A Hawaï, rien ne laissait entendre qu’il serait destiné à l’apostolat auprès des lépreux de Molokaï. Mais il entendit l’appel de l’évêque et il dit «Oui». Il existe un héroïsme provoqué par les circonstances. Beaucoup d’hommes et de femmes ne seraient jamais devenus des héros si la guerre ne les avait provoqués à donner leur vie pour leurs frères. Damien n’a pas eu le temps de s’adonner à la quête narcissique d’une perfection imaginaire. Les circonstances l’ont défié. S’il n’avait pas dit «oui», il n’aurait jamais atteint un tel degré d’héroïsme.

Quel que soit le tempérament il ne faut pas avoir un caractère qui corresponde au soi-disant canon de la sainteté pour devenir un saint. Dieu utilise tous les tempéraments qu’il a créés. Si Damien n’avait pas été un impulsif et une forte tête, il n’aurait jamais dit «je reste ici.» Aucun tempérament ne prédispose à la sainteté et aucun n’en écarte. On sert Dieu avec le tempérament qu’on a reçu, même quand on est malade ou profondément handicapé. Il y a des «saints du soleil» et des «saints de la lune» disait le Père Louis Beirnaert. Les saints diurnes sont ceux qui ont un psychisme naturellement harmonieux et dont la trajectoire suit un certain profil. Les saints nocturnes sont ceux dont la vie est plutôt tourmentée. Je crois que Damien appartient plutôt aux saints de la lune…

Dieu n’exclut personne

Au temps de Damien, la lèpre avait une connotation punitive. Les colons y voyaient un stade final de la syphilis et l’attribuaient à la débauche. Les âmes pieuses y voyaient la malédiction divine, la marque d’une tare morale. Le simple mot de Molokaï évoquait l’enfer au sens humain et spirituel. Par ailleurs, les conditions déshumanisantes dans lesquelles croupissaient les lépreux engendraient aussi une lèpre de l’âme. Damien puisait son amour en Dieu, un Dieu qui a un cœur pour l’homme. En missionnaire des Pères des Sacrés-Cœurs, il entendait «servir le Christ dans ces pauvres malades repoussés par les autres hommes.» Alors que des répugnances lui donnaient des haut-le-cœur, il voyait derrière leur look d’enfer des cœurs de chair: «ils sont hideux à voir, mais ils ont une âme rachetée au prix du sang du Sauveur.» A l’heure où le look a tellement d’importance et où, par ailleurs, la médecine a tendance à ne plus s’occuper que des corps, les mœurs de Damien nous questionnent par leur étrange ressemblance avec celles de Dieu.

En attendant d’autres Damien

Les lèpres modernes

Aujourd’hui près de 6.000.000 de lépreux comptent encore toujours sur notre solidarité et attendent des soins affectueux. Bien des catégories de personnes subissent aussi le même mouvement de recul ou de désintérêt qu’au temps de Damien: les détenus, les délinquants, les clochards, les prostituées, les dépressifs, les handicapés, les drogués, les chômeurs de longue durée, les alcooliques, les sidéens… Ils suscitent une peur diffuse ou des réflexes de défaitisme. Ils soulèvent des jugements réprobateurs… La lèpre est une maladie de la pauvreté: malnutrition, manque d’hygiène… Elle a disparu de nos pays. Mais elle continue à faire des ravages dans les cœurs. La malnutrition spirituelle est un facteur de contamination. Les symptômes: insensibilité, indifférence … Le corps souffrant de l’humanité voit des parties de ses membres tomber, dans la plus grande indifférence du reste de l’humanité. La lèpre du cœur est contagieuse et redoutable: défaitisme, amertume, violence. Le bacille du mépris et de la haine, comme celui de la lèpre, continue à tuer. Entre l’enfer de Molokaï et celui de nos champs de guerre modernes, il n’y a pas tant de différences: les secours sont risqués, la mort frappe. Et puis, «n’est-ce pas de leur faute ?» Il faut soigner les plaies du cœur et du corps, endurer la solitude et assurer le contact avec le reste de l’humanité pour qu’elle reste éveillée. Le vaccin contre la barbarie n’a toujours pas été trouvé. Il faut surmonter beaucoup de désintérêt pour demeurer, dans le plus grand désintéressement, aux côtés de ceux qui souffrent et ont tout perdu.

La méthode « Damien »

Pour combattre les lèpres modernes, celles du corps humain, celles du corps social et celles de l’âme, le vade-mecum de Damien reste un outil de pointe. Éliminer les préjugés. Combattre la peur. Seul l’amour chasse la peur. Rester auprès de ceux qui souffrent, même s’il n’y a pas d’issue. Ne pas tolérer qu’ils soient «isolés», même si c’est sous le couvert de pouvoir mieux les soigner. Molokaï est une île dans le Pacifique. Dans nos villes, il existe aussi des îles, des archipels de bâtiments spécialisés, pour ceux qui nous dérangent par leur faiblesse, leur handicap ou leur «inutilité»… Ne jamais désespérer ni laisser tomber les bras. Damien est un saint de l’espérance. De la foi, nous en avons un peu. De la charité, aussi. Mais de l’espérance, très peu. Aider à chercher le remède. Ne pas se désintéresser de la science et de la technique. Trouver son inspiration dans l’imitation du Christ. Puiser sa force dans l’eucharistie et dans le sacrement de la miséricorde. Si les pauvres ont besoin d’une présence, combien n’avons-nous pas besoin de la présence du Christ dans les sacrements! Ancrer son espérance dans la fidélité de Dieu et s’abandonner à son amour qui nous sauve. Ne jamais oublier qu’il faut soigner l’homme tout entier: son corps, son cœur et son âme. On n’est jamais guéri en partie. Il n’y a de remède efficace que celui qui va jusqu’à la racine du mal.

Cardinal G . Danneels

d’après Pastoralia n° 3, mars 1994 pp. 52-55

Aucun commentaire: