LA
VIE, 10 juillet
2014
L’oubli des pauvres
Les médias n’auront pas fait grand cas des statistiques
rendues publiques le 3 juillet par l’Insee. C’est bien dommage ! Elles
mesuraient l’augmentation des inégalités et l’inexorable progression de la
pauvreté dans notre pays. Les chiffres analysés (ceux de 2011) parlaient
d’eux-mêmes. Les 10 % des Français les plus modestes vivent avec une moyenne de
877 euros par mois, tandis que les 10 % les plus riches en gagnent 3120. Or le
revenu des premiers diminue, alors que celui des seconds augmente. C’est
fou ! Tout se passe comme si on préférait ne pas regarder en face cette
logique délétère.
A l’échelle de la planète, et de manière assez
troublante, il n’y a plus que quelques grandes voix pour s’indigner d’un pareil
déni qui participe de « l’art d’oublier les pauvres », comme
l’écrivait dans les années 1980 l’économiste John Kenneth Galbraith (disparu en
2006). Parmi ces voix fortes, il y a celle de Barack Obama. A plusieurs
reprises cette année, le président américain a dit sa colère de voir l’Amérique
renouer peu à peu avec les seuils d’inégalité du XIXe siècle. Il y a aussi le
pape François, qui élève continûment la voix contre cette tragédie silencieuse.
Ainsi vivons-nous aujourd’hui un paradoxe historique : le pape est plus vigoureusement engagé
contre l’injustice sociale que les gauches européennes, lesquelles se
montrent désormais très conciliantes avec le néolibéralisme.
Voilà plusieurs années que le processus régressif est
enclenché. Et nous avons laissé faire ! Consciemment ou non, nous avons
appris, nous aussi, à « ignorer les pauvres ». Du coup, les sociétés
du vieux continent, tout comme la société américaine, sombrent toujours plus
dans la précarité, l’exclusion, le chômage de masse, au nom d’une logique
financière qui transforme les humains en simples « variables ». Chez
nous, les socialistes eux-mêmes n’ont pas mesuré la gravité d’un séisme
idéologique qui, en quelques années, a effacé les pauvres du paysage politique.
L’aspiration égalitaire s’est trouvée ringardisée ; on s’est mis à la
comparer – péjorativement – à de l’ouvriérisme.
A gauche, les intellectuels – ou soi-disant tels – ont
déserté le champ social, à l’exception de quelques-uns qu’on s’attacha vite à
discréditer. Les partis politiques ont rendu les armes aux nouvelles
dominations, sans voir que se répandait partout une véritable maladie de
l’argent et de la cupidité. Les inégalités « sociétales » (mœurs,
minorités sexuelles, etc.) occupaient opportunément le devant de la scène,
reléguant au second plan les inégalités sociales. La permissivité
post-soixante-huitarde, pensaient les socialistes et assimilés, les ancrait
encore symboliquement « à gauche ». Ce fut l’ambiguïté empoisonnée de
la stratégie dite « libérale-libertaire ». Elle ouvrait la route à la
démagogie bleu marine.
Cet oubli délibéré des pauvres, cette capitulation plus
au moins avouée donnent toute son importance à la parole pontificale. Conclure
de son écoute que ce pape est « de gauche » - pour le lui reprocher,
comme le font déjà certains groupes chrétiens – est une vraie sottise. François
n’est ni de gauche ni de droite, il nous ramène simplement au cœur battant du
message évangélique.
Jean-Claude Guillebaud
Journaliste,
écrivain et essayiste
(jc.guillebaud@lavie.fr)
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