“Le Bhoutan est un laboratoire”
Le Dr Tho Ha Vinh est directeur des programmes au Centre pour le
Bonheur national brut à Thimphu. Nous l’avons interrogé sur l’expérience
bhoutanaise.
Quelle est la vision bhoutanaise
du bonheur?
Le bonheur dont on parle dans le contexte du Bonheur national brut
n’est pas le sentiment superficiel passager qui change au cours de la journée à
tout moment en fonction de son humeur ou des circonstances extérieures. On
parle de quelque chose de beaucoup plus profond, qui a affaire avec une bonne
vie, une vie dans laquelle on a le sentiment que ce qu’on fait est porteur de
sens et peut contribuer à la société et au monde.
En quoi l’expérience bhoutanaise
a-t-elle du sens et comment s’évalue-t-elle?
Derrière la question du Bonheur national brut, il y a une remise en
question de la notion de Produit intérieur brut. On oublie souvent de se poser
la question: à quoi sert la croissance économique ? Elle est naturellement
utile et nécessaire, pour autant qu’elle serve le bien commun. A partir du moment
où l’on est d’accord sur le fait que le progrès matériel est un moyen et que
l’objectif visé est le bienêtre de tous – des humains mais aussi des autres
règnes de la nature puisque nous sommes interdépendants –, on doit s’assurer
que les décisions politiques prises, les lois passées, les projets mis en
œuvre servent bien ce but. D'où l’idée de créer un indice permettant d’aligner
les décisions politiques avec les objectifs poursuivis et de mettre en place
des outils de contrôle.
Est-ce la responsabilité de l’Etat
de rendre les gens heureux?
Non, ce serait même terrible! Le but est de s’assurer que les
conditions que l’Etat met en place permettent aux gens de poursuivre leur
aspiration au bonheur. L’Etat a la responsabilité sociale de garantir les conditions
équitables et bonnes permettant à chacun de voir ses besoins fondamentaux
satisfaits, ce qui inclut l’éducation, la santé, le niveau de vie,
l’environnement, etc. C’est la dimension bien-être du BNB. Le bonheur en tant
que tel dépend, lui, de l’individu, mais on peut agir à travers l’éducation. Il
y a des éléments génétiques, mais il y a aussi des éléments de l’ordre de la
compétence émotionnelle et sociale. On observe, par exemple, une corrélation
entre notre capacité d’empathie et de compassion et notre propre bien être.
Plus quelqu’un est compassionnel, altruiste, plus il est heureux. Si c’est une compétence, cela peut s’apprendre, cela devient donc une responsabilité
pédagogique.
L’expérience bhoutanaise
est-elle exportable? Quelles leçons peut-on en tirer?
Je ne dirais pas qu’elle est exportable mais elle constitue une source
d’inspiration. Le Bhoutan n’est pas si important que cela, en tant que tel. Ce
qui l’est, c’est l’expérience d’un modèle alternatif de développement. Il
s’agit en quelque sorte d’un laboratoire où les échecs se révèlent aussi
importants que les succès. Pensons aux grands défis de notre temps: le
changement climatique et le défi écologique. Le Bhoutan se pose en élève
modèle: 72% de son territoire est couvert de forêts, ses émissions de carbone
sont négatives et il promet d’être 100% bio d’ici à 2020. Mais cela a, à peu
près, zéro impact global. Le Bhoutan, avec ses 600 000 habitants, est coincé
entre l’Inde et la Chine qui ont chacune plus d’un milliard d’habitants. La question
n’est pas de savoir si le Bonheur national brut va réussir au Bhoutan; s’il
s’arrêtait demain, ce serait très dommage pour les Bhoutanais, mais cela ne
changerait rien pour le monde. La question est de savoir si ses réflexions
autour d’un autre modèle de développement, d’économie, de valeurs permettront à
d’autres pays de réfléchir différemment.
Est-ce déjà le cas, selon vous?
Il y a dix ou quinze ans, parler de bonheur à l’Onu ou dans un forum
international aurait été considéré comme ridicule. Cela ne l’est plus aujourd’hui. C’est un peu miraculeux qu’un aussi petit pays que le Bhoutan ait un tel impact. Une résolution, “Towards Happiness and Wellbeing”, a été adoptée
à l’Onu en 2011 et plusieurs pays réfléchissent à des indicateurs alternatifs,
comme la France ou le Royaume-Uni. Cela a initié une réflexion globale, qui
dépasse la fracture gauchedroite, et tout l’enjeu est de savoir si elle va
avoir un impact suffisant pour nous permettre de changer d’orientation à temps.
Il y a urgence.
Entretien Sabine Verhest
© S.A. IPM 20.3.2015, p 27
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