Arthur Ghins, Juriste et
doctorant en philosophie politique
La Libre Belgique,
25.9.2015, p. 44 et 45
La Bible est claire sur
l’accueil des étrangers : accueillez ceux-ci comme vos frères, jusqu’au
dernier. Un tel credo tranche avec les barbelés d’un Viktor Orban qui veut
protéger l’identité chrétienne face aux réfugiés musulmans. Depuis le refus de
l’Europe, en 2004, de toute référence explicite à son héritage chrétien dans le
projet finalement avorté de Constitution européenne, on aurait été tenté de
croire que la question de la place du christianisme dans la vie politique du
Vieux Continent était définitivement enterrée. Les récentes sorties de certains
responsables politiques se revendiquant du christianisme dans leur réponse à la
crise des migrants montrent qu’il n’en est rien. Aux déclarations de Viktor
Orban sur le danger que représente le flot de réfugiés musulmans pour
l’identité chrétienne de l’Europe, a notamment succédé, le 3 septembre, celle
de Donald Tusk sur la solidarité à laquelle nous invite le christianisme face à
ceux qui sont dans la détresse.
Tout se passe comme si,
face à une situation limite, les Etats européens ressentaient le besoin de
revenir à un cadre de référence commun que l’on croyait être irrémédiablement
passé à l’arrière-plan. Voilà que différents partis tirent à eux la couverture
du christianisme pour légitimer des lignes de conduite diamétralement opposées.
Si ces déclarations ont le mérite de reposer la question de l’héritage chrétien
de l’Europe, il n’est pas certain que la manière dont certains politiques la
réintroduisent soit des plus heureuses.
Alors qu’il déploie les
fils barbelés à la frontière, Viktor Orban se justifie en agitant le spectre de
l’invasion musulmane. Il y a quelque chose de choquant à voir le Premier
ministre hongrois convoquer le christianisme au service d’un discours
identitaire destiné à rejeter de manière brutale ceux qui ne partagent pas
cette confession. Le christianisme, qui prône accueil, solidarité et paix,
devient motif d’exclusion violente au mépris cinglant de ses intuitions les
plus fondamentales.
En tombant dans la
rhétorique du choc des civilisations – dans une interview au quotidien allemand
“Die Welt” en date du 16 septembre, Viktor Orban évoque une “compétition de cultures” entre l’islam
et le christianisme – le Premier ministre fait par ailleurs le jeu d’un Daech
trop heureux de pointer du doigt une Europe chrétienne qui à ses yeux “humilie” les musulmans. Pour aussi
infréquentable et populiste qu’il soit devenu, Orban n’en pose pas moins des
questions qui méritent qu’on s’y attarde, même s’il y apporte les mauvaises
réponses.
Reconnaître qu’une partie
importante des migrants est musulmane, et que cet état de fait peut
potentiellement poser certains problèmes, ce n’est que faire justice à la
complexité déjà existante de l’intégration de ces minorités au sein des pays
européens. En 2010, Angela Merkel admettait que le multiculturalisme avait “totalement échoué en Allemagne”. Il ne
s’agit pas ici de stigmatiser, mais au contraire de mettre au jour la question
afin de pouvoir repenser l’intégration, et accueillir au mieux ceux qui doivent
l’être.
La place du christianisme
est ici centrale. Celui-ci ne peut en aucun cas devenir un prétexte
identitaire d’exclusion sur base de la religion. En même temps, on ne peut
reporter éternellement la question de ce qui nous définit. Et dans un contexte
de migration de populations principalement musulmanes qui fuient vers des pays
d’histoire chrétienne, cette question passe probablement aussi par la
reconnaissance des valeurs que cette dernière nous a laissé en héritage, sans
pour autant minimiser ce que nous devons à d’autres courants de pensée.
Reconnaître ce qui
constitue notre identité, ce n’est pas renoncer d’avance à l’accueil de
l’étranger, mais au contraire lui donner tout son sens. Ce n’est en effet que
dans la mesure où nous sommes conscients de ce que nous sommes que nous pouvons
recevoir l’autre dans sa différence, de manière à la fois ouverte et exigeante.
Le débat démocratique ne saurait laisser à Orban ou à Daech le soin de définir
ce qu’on entend par “Occident chrétien”.
Remettre en perspective les
racines chrétiennes de l’Europe, ce n’est certainement pas ériger la morale
chrétienne en règle de la décision politique. A cet égard, les leçons de morale
chrétienne sur l’accueil des migrants sont quelque peu malvenues de la part de
certains dirigeants. D’abord parce que la religion chrétienne ne saurait être
un moyen de prendre l’ascendant sur ses contradicteurs. Ensuite parce que
derrière une façade de générosité chrétienne se cachent parfois des motifs
moins avouables – entre manœuvres politiciennes et calculs économiques. Il faut
admettre que la radicalité du message chrétien s’accommode mal de ce genre de
contingences.
Comme le faisait remarquer
il y a trois semaines le chroniqueur Giles Fraser dans les colonnes du
“Guardian”, la Bible est claire sur l’accueil des étrangers : accueillez ceux-ci
comme vos frères, jusqu’au dernier. Un tel credo tranche nécessairement avec
les aléas de la realpolitik. D’où la difficulté et le risque qu’il y a en
politique à se présenter en champion de la cause chrétienne. A preuve ou à témoin,
David Cameron et Nicolas Sarkozy qui, tout en jouant à intervalles réguliers la
carte de l’héritage chrétien, se montrent moins enthousiastes lorsqu’il s’agit
d’accueillir des réfugiés.
A contrario, lorsque le
pape François appelle chaque paroisse à accueillir une famille de migrants, il
est parfaitement dans son rôle, qui est celui d’encourager tout un chacun à
agir en chrétien. L’exigence chrétienne ne doit pas être un impératif qui
détermine l’action collective, mais un point de repère pour guider la
conscience et les actions des personnes individuelles. Cela ne veut pas dire
qu’il n’y a pas de place pour une politique “inspirée par” un engagement
chrétien (dans le respect du principe de laïcité de l’Etat, faut-il le
préciser). Dans le cas de la crise des migrants, celle-ci prendrait la forme
d’un équilibre à trouver entre une politique généreuse d’accueil et une prise
en compte réaliste des difficultés auxquelles un tel accueil se heurte.
Un tel équilibre semble
avoir été atteint par la chancelière allemande. Lors d’un
déplacement à Berne le 4 septembre dernier, celle-ci a tenu à rappeler que “dans la mesure où nous avons en tête des
valeurs chrétiennes, alors je crois qu’il est important de dire que la dignité
de chaque être humain […] doit être protégée partout là où elle est en danger”.
Avoir en tête des valeurs chrétiennes, ce n’est ni rejeter l’autre – “oui, l’islam fait partie de l’Allemagne”,
a-t-elle rappelé fort à propos – ni être aveugle aux réalités auxquelles nous
sommes confrontés. Sans passer sous silence le risque de terrorisme et la peur
que peut susciter l’arrivée de réfugiés musulmans, Merkel a invité les Européens
à assumer leur identité avec audace. “Connaître
la Bible, expliquer un tableau accroché dans une Eglise, après tout, ce ne sont
pas des tares !”, a-telle déclaré, en ajoutant que “nous devons avoir aussi le courage d’être chrétiens, le courage de susciter
un dialogue”.
Sans prosélytisme, il
s’agit de se réapproprier – croyants et non-croyants – notre histoire commune,
et d’en débattre. Plutôt que de stigmatiser la nouvelle vague de migrants,
cette dernière devrait être pour nous l’occasion de nous réinterroger sur nos
propres racines, et d’agir dans l’esprit que celles-ci nous ont laissé vis-à-vis
de ceux qui fuient les persécutions.